Je réponds au clin d’oeil. Moi aussi je n’ai compris que plus tard… en lisant le #44 et #45 d’affilée. C’est une occasion manquée mais pour ne pas la regretter trop longtemps je vais écrire un billet pour la peine. Je suis très peu intervenu pendant cette réunion, voir quasiment pas, et ce pour plusieurs raisons. La fatigue d’abord, qui m’étreignait sans relâche, les idées floues ensuite, face aux questions abordées. Très schématiquement on y parlait d’interactions entre modélisateurs et expérimentateurs: comment les promouvoir, les accompagner, les susciter, les améliorer ? Vous savez, les débats autour de l’interdisciplinarité en science…
Certains se battent sur les mots, d’autres créent des programmes de recherches, des instituts interdisciplinaires voient le jour, des écoles doctorales aussi. C’est normal, personne ne sait vraiment comment faire fonctionner tout ça (enfin, certains ont quelques pistes) alors on expérimente un peu à tout va. Là, rien à redire, la diversité est une stratégie qui permet de bien explorer le champ des possibles. Mais il arrive souvent qu’on ne soit pas d’accord sur qui va faire ça et comment ils doivent le faire. Car bien entendu, des recherches interdisciplinaires, il faut des gens pour les mener, et ça ne tombe pas du ciel.
Certaines personnes pensent qu’il faut prendre un modélisateur très compétent (par ex, il sait résoudre plein d’ODEs super vite) et un expérimentateur très astucieux (par ex, il sait super bien gérer des populations d’epiRILs). Et en les mettant dans le même labo pendant deux ans, on a un Science à la fin. Mais on oublie quelque chose… ils doivent apprendre à se parler, à se comprendre, à s’intéresser mutuellement ! Penser que deux personnes très fortes dans leur disciplines arriveront à mener des recherches interdisciplinaires, uniquement parce qu’elles sont très fortes dans leur disciplines, c’est bien une idée de chercheur qui ne mène pas de recherches interdisciplinaires 😉
On a tendance à toujours oublier le 3e ingrédient: la capacité à interagir fructueusement. Le modélisateur, il a aucune envie de faire plaisir à l’expérimentateur en lui résolvant une pauvre équation, si ça lui prend du temps sur ces recherches qu’il considère comme étant beaucoup plus intéressantes. Idem, l’expérimentateur, passer chaque réunion à expliquer au modélisateur que, non, décidément, le modèle il est vraiment beaucoup trop simple par rapport à la réalité, ça le soûle.
Il faut donc commencer par admettre une bonne fois pour toute que chacun a besoin de pouvoir suivre son propre intérêt dans la collaboration, en tout cas, de ne pas trop s’en éloigner. La réussite du projet en dépend… Donc c’est dans cet état d’esprit qu’il faut entamer le schmimblick. Ensuite, l’expérience montre que c’est mieux de savoir initialement un peu de quoi l’autre parle. Par exemple, connaître vite fait le modèle linéaire en stats et le dogme de la biologie moléculaire, savoir en gros ce que signifie « scale-free networks » et « FRET« , pouvoir parler 5 min sur les différences entre cellules animales et cellules végétales, ainsi que sur les algos de programmation dynamique. Le but n’est pas d’être « expert » dans deux domaines, tout thésard entre deux labos le sait bien, non c’est plutôt de savoir communiquer avec tous les gens susceptibles de nous aider à comprendre ce que l’on observe tout en y trouvant un intérêt.
En quelques mots, pour moi, ce type de comportement chez l’homo academicus, c’est « être à l’interface ». Textuellement et scientifiquement parlant. Faire le lien. Aller voir chez le voisin ce qu’il sait faire et l’adapter à sa question. Utiliser le modèle mathématique de reconnaissance vocale et l’adapter à l’analyse des génomes (cas des HMMs). Discuter avec son pote et lui donner des pistes sur son propre sujet, uniquement parce qu’on a un regard naïf. Oui, naïf, parce qu’être à l’interface présuppose de prendre des risques d' »images »: poser une question qui peut sembler stupide. Oser. Tout l’apprentissage consiste à faire en sorte de garder sa naïveté tout en acquiérant une capacité à poser des questions intéressantes dans d’autres domaines que le sien. Etre à l’interface, c’est aussi se préparer à sentir le vide sous soi. Par exemple en fin de thèse, à se retourner sur ce qu’on a fait et à douter; à commencer sa réfléxion sur le post-doc et ne pas savoir o`u aller (à droite, chez les modélisateurs ? à gauche, chez les expérimentateurs ?); à rédiger ses premiers papiers et à craindre qu’ils ne remplissent pas les standards, ni des uns, ni des autres.
Tout cela, il m’aurait été difficile de le dire à la réunion. C’est trop peu clair encore dans ma propre tête, et je peux bien sûr changer d’avis sur quelques points écrits ci-dessus. Je n’ai d’ailleurs peut-être pas exprimer ma pensée aussi nettement que je l’aurai voulu. Toujours est-il que plus je relis le papier de Sean Eddy intitulé « Antedisciplinary science« , plus j’ai l’impression confuse d’aller dans cette direction là.
La Nature est là, dans toute son étrange beauté, se moquant bien des catégories, disciplines et autres barrières, se laissant toutefois approcher par l’intrépide aux yeux d’enfant.